jeudi 11 septembre 2008

I - Courant d’Århus : le trauma est un fait de culture

Lorsqu'un événement survient dans la vie d'un sujet, sa teneur dépend de l'appareil "théorique " auquel le sujet fait appel pour comprendre, appréhender et s'approprier les phénomènes. Par exemple, tel sujet vivra le viol comme intrusif : c'est un tiers-intrus, un étranger qui pénètre en lui ; au autre sujet, pourtant, ne comprendra pas le viol comme intrusif, le viol est un événement "qui fait sens". Il est question de phénoménologie, de la façon dont les phénomènes apparaissent à la conscience, de la façon dont ils sont vécus. Le sujet compose avec la société (avec son répertoire culturel, ses appareils théoriques et cliniques, ses mises-en-place, etc) et, se faisant, il la mime et compose son propre appareillage, il tisse une toile de significations (le langage, le tissu conscient juxtaposé au tissu social, les contenus psychiques structurés, les habitudes, etc). Et à l'aune de cette grille de lecture qui donne du sens aux phénomènes, un certain nombre de phénomènes demeurent pourtant "sans le moindre sens" : la grille de lecture ne comprend pas l'intégralité des phénomènes. Tout se passe comme si le filet que le sujet jette sur le monde pour le ramener à lui (erfüllung) ne pouvait appréhender l'événement traumatique : c'est un poisson qui troue le filet de sens.

À l'intérieur de telle société judaïque, la femme violée était marqué physiquement du sceau du péché. D'abord marquée au front, elle était ensuite expulsée, "exclue de la communauté des hommes" comme on dit vis-à-vis de la clochardisation. Une telle société ne comprend pas le viol, mais loin de figurer la folie, la femme violée figurait la déliquance. Le sujet, pécheur, posait problème de telle sorte qu'aucun appareillage sociétal ne pouvait plus la prendre en charge : il était exclu. On peut dire qu'il n'y a rien, dans l'appareillage socio-culturel, qui aide le sujet à comprendre l'événement vécu : untel événement sera intrusif et étranger, et le sujet lui-même, assimilé au traumatisme qu'il a vécu, sera traité comme un intrus, un étranger. Aucune mise-en-place n'y répond : il est mis au ban. Le sujet qui a grandi et vécu dans une société identique, qui a "renversé le dehors sur le dedans", intériorisé les valeurs et le répertoire socio-culturel de la société, ne dispose lui-même d'aucun appareil "médical" ou théorique capable de prendre-en-charge l'événement traumatique. Ainsi le tissu conscient du sujet, ainsi son psychique sera-t-il troué d'un non-sens, il aura vécu "une expérience de non-sens".
Mais "ce qui fait sens" dans un type de culture ne fait pas forcément sens dans une autre culture, on ne le comprend pas, on ne l'appréhende pas de manière identique, on ne le prend pas en charge ou en compte de façon identique. Parfois, on l'exclu.
En somme, le traumatisme est un « fait de culture »

Si l'événement traumatique est vécu comme déstructurant, c'est qu'il ne respecte pas la structure consciente du sujet : il échappe à la structure de sens (le langage) mais aussi à la structure qui articule le contenu psychique (incompris dans la conception structurée du monde que nourrissait le sujet). Le trauma est étrange et étranger, il a une teneur intrusive et déstructurante : "quel est donc cet étranger qui apparaît à ma conscience ? Cet élément que je ne peux pas intégrer ; je n'en n'ai pas les outils". Et l'étranger de la société française n'est pas l'étranger de la société bolivienne. En d'autres termes, la teneur du traumatisme comme "intrusif, étranger, déstructurant, expérience de non-sens" dépend de la culture (répertoire culturel ; légitimations morales, juridiques et médicales ; appareillages de prise-en-charge, mise-en-place, et exclusion ; structure et configuration politique ; structure de sens et langage; etc)

Tel sujet vit un événement comme déstructurant et étranger, un autre sujet ne le vivra pas comme tel, dans la mesure ou il bénéficie d'un appareil de prise-en-charge distinct, dont le premier sujet ne bénéficie pas et que la société ne lui a pas offert.


MIETTES

Voir comment la conscience se structure (autour de la structure cellulaire et organique du sujet – comme le Moi-peau se construit autour du corps physique au moyen du sensitif – mais aussi autour de la structure sociétale).

Traiter du retournement du dehors sur le dedans : Anzieu, Nietzsche, les phénoménologues (Husserl, Sartre, Lévinas, Ricoeur, Derrida).

La dimension intrusive est figurée par le tiers (le tiers-intrus).

Les « structures de sens » sont un appareil d’appréhension (de compréhension) des phénomènes.

Quand la structure du contenu psychique du sujet n’est pas isomorphe à la configuration sociale, qu’il n’y a pas retournement du dehors sur le dedans (cf. Anzieu et le Moi-peau, Hegel)

Quand le contenu psychique (codes informels et formels, répertoire culturel, etc) n’est pas isomorphe[…] (cf. ibidem)

Comparer le tissu social au tissu conscient

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Salut Adam,

Dans tous les messages que tu as écrit, une interrogation principale me survient toujours. Face à l'expérience de non-sens, que prônes-tu pour aider le traumatisé?
Lui donner l'appareillage théoriques pour recoudre les mailles de son filet? Ou l'aider à faire face directement à son expérience du non-sens en s'installant consciemment dans celle-ci pour y apprendre à vivre avec et la dépasser? Ou quelle autre réaction thérapeutique proposes-tu pour aider le traumatisé faisant l'expérience du non-sens?

Bien à toi,
Julien

Anonyme a dit…

P.S.: J'ai oublié d'ajouter que rare sont les patients qui se contenteront d'une solution ironiste. La majorité vont ressentir le vif besoin d'un retour à l'unité.

Tenzin Dorje a dit…

Chez Vonnegut, qui a vécu la guerre et écrit dessus, on rencontre ce "vif besoin d'un retour à l'unité" comme tu dis. Par exemple, son protagoniste subit des "décollements du temps et de l'espace" et se trouve projeté dans une société extra-terrestre qui fait l'éloge d'un répertoire culturel dont l'unicité est le leitmotiv (hermetisme, alchimie).

Ce que je proposerais, c'est d'aider le sujet à faire face (lui que tout a lâché et qui, généralement, ne connaît plus rien du rapport frontal). Faire face à son expérience de non-sens. Il y a des répertoires culturels qui peuvent aider et qui tissent autour (je pense au sur-réalisme et aux philosophies de l'existence qui sont "anti-rationnelles" comme disait Unamuno).

Il n'est plus question de se retaper comme un château fort bien solide mais plutôt de (se) cultiver comme un jardin.

Tenzin Dorje a dit…

J'ai répondu un peu vite (cela dit, tu peux déjà voir mes réponse au travers de mes messages et de mon répertoire culturel : Kierk, Unamuno, Magritte, Dali, Artaud, etc).

Il ne faudrait pas oublier l'inter-subjectivité dans la relation psy-patient. Une intersubjectivité, un échange qui disqualifie les programmes et les solutions toutes faites.

vinc0987 a dit…

Bravo pour ce blog que je viens de découvrir.
Pour rebondir sur les moyens de "retisser" les sujets, l'expérience de groupe est également une voie pour tenter de reconstituer l'enveloppe déchirée par l'expérience traumatique (dans ce cas, c'est l'enveloppe psychique groupale qui prendra le relais, si tout se passe bien, de celle, défaillante, du sujet).

Tenzin Dorje a dit…

Merci pour les félicitations.

L'expérience de groupe est une voie, oui, c'est le genre de voie que je préfère (celle de l'inter-subjectivité, de l'échange, du dialogue, celle qu'on "construit" à plusieurs). Celà dit, elle manque peut-être de teneur personnelle (peut-être un peu clochardisante, dé-figurante), elle serait peut-être à proposer conjointement aux séances psy-patient.

Et il est important, je pense, que ces opportunités se présente régulièrement, pour palier à "l'inconstance de l'objet".

(de quel Paradoxa es-tu ? .com, .net, un autre ?)

vinc0987 a dit…

Je suis d'accord, le groupe est très complémentaire de l'approche duelle (alors qu'on a tendance à les mettre en concurrence..).

PS: l'adresse exacte du site, c'est : paradoxa1856.wordpress.com.